Témoignage de Claire, maman de Pia et de Lou.
Quand je pense à l’allaitement de mes deux filles, tout mon corps se détend, j’ai des images plein la tête évoquant de la tendresse. En surface, je ne garde que les bons moments, et pourtant lorsque je creuse un peu, l’allaitement n’a pas toujours été un long fleuve tranquille.
L’allaitement me nourrit, me suffit
A la naissance de ma première fille, j’avais une envie irrépressible d’être auprès d’elle, de la sentir contre ma peau, de lui donner tout mon amour. En l’allaitant je me sentais vivante, pleine et généreuse, j’étais tout pour mon bébé et il était tout pour moi. Le sein était notre lien, le monde pouvait s’effondrer : j’étais comblée et ma fille aussi.
Avec ma deuxième fille, j’ai vécu ce même effet lune de miel : j’ai ressenti à nouveau la puissance du lien exclusif entre elle et moi. J’ai parfois éprouvé la culpabilité de repousser ma fille aînée, tellement le désir de fusion avec mon nouveau-né s’imposait. J’avais aussi l’impression d’évincer mon mari, je me sentais mante religieuse, cet insecte qui dévore le mâle après avoir été fécondée.
A chaque fois, il n’y avait que ma fille et moi, autour du sein.
En plus de cette relation de proximité physique, l’allaitement est venu réparer la relation torturée que j’ai avec moi-même. J’ai éprouvé dans le contact peau à peau des trésors de tendresse que je ne soupçonnais pas, j’ai réussi à découvrir en moi des qualités de mère nourricière que j’étais angoissée de ne jamais trouver. Grâce à ce lien de corps à corps, de cœur à cœur, j’ai contacté en moi la générosité, le don de soi, l’amour inconditionnel, la délicatesse, la douceur.
J’ai aussi découvert avec émerveillement que mon lait était une véritable potion magique. Un super-pouvoir que j’avais surnommé mon « milk power ». C’était le pansement le plus efficace, que j’appliquais partout. Les bosses, les brûlures, les égratignures, le nettoyage du nez, un panaris, un câlin, une grosse émotion, un pleur nocturne : mon lait était la réponse à tout.
Avec l’allaitement, je me sentais compétente, puissante, invincible même. C’était si gratifiant.
L’allaitement me gave, je le vomis
Et puis je me suis épuisée d’allaiter. Mon sein était devenu une sorte de recours automatique et sans âme, j’étais prisonnière d’un réflexe que j’avais moi-même instauré. Lorsque plusieurs mois durant j’ai rendormi ma fille au sein à chacun de ses réveils nocturnes (entre 5 et 10 !), j’en suis venue à détester cet allaitement qui m’enfermait.
J’entends encore le tonitruant et systématique « mets du lait ! » à chaque bobo de ma fille autour de ses deux ans, et je ressens vivement la vague d’exaspération qui me traversait alors. Le milk power devenait l’horreur, je nous engluais dans une addiction inquiétante : je ne pouvais plus me passer de l’allaitement, ma fille non plus, mais nous n’y trouvions plus vraiment de joie. C’était devenu une contrainte.
J’avais le fantasme de tout abandonner tellement cette relation m’étouffait et m’emprisonnait. Partager mon corps avec mon enfant devenait cauchemardesque, j’avais besoin de retrouver mes propres limites, mon corps de femme, mon espace physique et psychique.
Nous réinventons la recette
J’ai ressenti l’urgence de faire évoluer l’allaitement pour qu’il reste une relation satisfaisante pour nous deux, alors nous avons ensemble co-créé notre allaitement.
J’ai trouvé l’assertivité nécessaire pour sevrer ma fille de nuit, autour de ses 2 ans. J’ai accompagné sa frustration en lui répétant à chaque réveil nocturne cette phrase point de repère : « Lorsque les rideaux sont fermés, on dort. Quand la lumière est allumée, on peut téter ». J’étais à la fois déterminée et tranquille, et j’avais rarement expérimenté cette douce force intérieure auparavant.
C’est aussi grâce à l’allaitement que j’ai appris à me connecter à mes propres besoins, à dire oui ou non de façon claire et bienveillante, en étant à la fois en empathie pour ce qui se jouait à l’intérieur de moi, et ce qui se passait pour mon enfant. Au fil du temps, nous sommes passées de l’allaitement à la demande à l’allaitement négocié : j’avais besoin d’intimité, et nous nous sommes mis d’accord pour que les tétées se passent uniquement à la maison. Ma fille avait besoin de douceur autour des moments de sommeil et nous avons gardé les tétées du matin, du soir et de la sieste. Nous avions en famille besoin de connexion, et nous avons inventé un allaitement à trois : notre fille tétait allongée dans notre lit, et se détachait du sein pour jouer avec son papa, avant de se rattacher au sein et de téter à nouveau goulument.
L’allaitement était devenu notre projet commun.
Au final, de la fusion à la co-création en passant par la réparation et la frustration, l’allaitement m’a invitée à traverser toutes les étapes d’une relation amoureuse, un peu particulière.